A Place for the Unwilling : les temps difficiles ou les grandes espérances ?

ALPixel Games est un petit studio indé originaire de Madrid qui a la chance de pouvoir faire ce qu’on attend souvent des indés : accoucher de concepts originaux que ce soit sur le fond ou sur la forme. Après “Missing Translation“ – un puzzle game au look pixel et rétro – voici “A Place for the Unwilling“, un jeu exclusivement narratif qui nous propose un univers dérangeant et un peu fou à la Lovecraft tout en abordant des thèmatiques chères à Dickens. Voici ce qu’on en pense, après une course contre la montre de 21 jours passés parmi les ombres.

Un grand merci à ALPixel Games pour nous avoir permis de tester leur jeu.

Veuillez noter que A Place for the Unwilling est disponible uniquement en anglais et en espagnol. N’achetez donc pas le jeu si vous n’avez pas au minimum un niveau correct dans la langue de Shakespeare ou celle de Cervantes.

Toute mémoire humaine est chargée de chagrins et de troubles

A Place for the Unwilling vous place dans la peau d’un marchand et homme d’affaires qui a vécu toute son enfance dans un orphelinat où il s’est lié d’amitié avec son meilleur ami Henry. La vie étant ainsi faite, les deux comparses se sont perdus de vue et ce n’est que quinze ans plus tard et à votre grande surprise que vous recevez une lettre de sa part. Malheureusement, la teneur de celle-ci est bien sombre. Votre ami d’enfance vous demande de venir vous installer dans sa ville, de reprendre en main son affaire et de bien vous occuper de sa mère Dana et de sa femme Juliet. Le mystère s’épaissit alors que la lettre se termine par une mise en garde : la ville serait pleine de dangers et, en particulier, il vous demande de prêter attention aux ombres…

C’est quand, peu de temps après, vous apprenez qu’Henry se serait suicidé, que vous décidez de tout quitter et de déménager dans cette bourgade aussi étrange que les raisons qui vous font prendre cette décision. Pourquoi votre ami n’avait pas donné de signe de vie pendant toutes ces années ? S’est-il vraiment suicidé ou aurait-il été tué ? Mais dans ce cas, pourquoi ? Et que sont ces ombres dont vous devez vous méfier ? Que de questions en suspens dont il ne tiendra qu’à vous de trouver les réponses.

Le titre de ALPixel Games est donc un jeu narratif, presque même de ceux qu’on appellerait les “visual novels“. Dans le jargon, il s’agit de jeux d’aventures dont l’unique intérêt est l’histoire, les personnages et les choix que vous pouvez faire pour modifier le déroulement du scénario. Dans le cas qui nous intéresse ici, on est assez proche de cette définition car en effet, même si vous pouvez déplacer librement votre personnage dans la ville, c’est bien de narration dont il s’agit et uniquement de narration. Pas d’interactions particulières, pas d’énigmes non plus.

Mais petite particularité, toutefois, que vous y ignorez encore, c’est que la ville où prend place ce récit est vouée à un sort tout aussi funeste que celui d’Henry : les ténèbres sont en train d’envahir les rues et dans 21 jours, elle ne sera plus que l’ombre d’elle-même, noyée dans le néant. Vous avez donc trois semaines devant vous pour apprendre à connaître la cité, ses rues, ses habitants et leurs histoires et, pourquoi pas, infléchir le cours du destin…

Le Destin et la Mort ne travaillent qu’en silence

Lorsque vous pénétrez dans cette ville la première fois, vous pouvez constater que les ombres ont déjà commencé à envahir les rues. Il y a même relativement peu de personnes à qui vous pouvez vous adresser, l’occasion pour vous de faire un premier constat sur l’étrangeté de cet univers où la ville forme à la fois un tout mais où chaque habitant semble vivre dans son propre monde. Même le personnage que vous incarnez ne semble pas faire fi de ces innombrables formes qui n’ont plus de nom, ni de visage. Tout ce qui l’intéresse, c’est de s’installer et de respecter les derniers souhaits de son défunt meilleur ami.

Vos premières heures seront d’ailleurs principalement dédiées à la découverte de votre environnement et à la prise de contact avec les rares personnes que vous connaissez, en l’occurence Juliet, l’inconsolable veuve et Dana, la défunte mère. Celle-ci a d’ailleurs organisé une petite fête pour votre arrivée. Mais allez-vous vous y rendre ? Ne préfèreriez-vous pas arpenter les pavés et en apprendre plus sur la ville ? Faire connaissance avec Florence, la marchande au faux accent français ou avec Lucas, le bibliothécaire original qui semble en connaître un rayon sur la ville ? Ce ne sont là qu’une partie des premiers choix que vous aurez à faire. Le fait même de vous rendre quelque part, ou non, est un choix en soi qui peut avoir des conséquences.

C’est pour cette raison que le jeu propose deux systèmes de sauvegarde lorsque vous commencez votre partie. Soit vous sauvegardez à la nuit tombée, soit vous sauvegardez uniquement lorsque vous quittez le jeu. Dans le premier cas, cela vous permet de plus facilement appréhender chaque journée quitte à recharger votre sauvegarde et recommencer en faisant des choix différents. Dans le second cas, vous ne pouvez pas revenir en arrière et de fait, cela rend chaque choix crucial surtout lorsqu’on en ignore les conséquences.

L’obscurité ne coûte pas chère

Mais c’est vite dit car à raison d’une petite vingtaine de minutes par jour, soit environ sept heures jusqu’à atteindre le déferlement du chaos, vous n’aurez clairement pas le temps de parler à tout le monde et de découvrir toutes les histoires sous-jacentes à cette épopée urbaine cauchemardesque. Le jeu est conçu ainsi, vous devrez tout le temps faire des choix y compris au niveau des personnages et intrigues que vous souhaitez étayer. Et quand vous arriverez au terme de ce fatidique compte-à-rebours, vous n’aurez aperçu qu’un fragment d’un énorme tableau. Cela dit, pour qui est intéressé par les jeux narratifs, le potentiel de rejouabilité est assez énorme.

Surtout que le jeu des développeurs espagnols ne fait rien pour vous aider à gagner du temps. Notre héros se déplace si lentement que traverser la ville d’un bout à l’autre demande un peu plus de la moitié d’une journée, un sacrifice bien trop grand tant le temps est précieux. Vous pouvez bien sûr vous déplacer plus rapidement à différents emplacements clés de la carte mais cela coûte de l’argent, une denrée toute aussi rare que le temps. D’ailleurs, qui a dit que le temps, c’était de l’argent ?

En effet, le seul moyen de gagner de remplir votre porte-monnaie dans A Place for the Unwilling, c’est de revenir à vos racines d’homme d’affaire. Vous trouverez ainsi un peu partout différentes échoppes, chacune d’entre elles vend exactement la même liste d’objets bien définie mais à des prix différents. Ces prix évoluent d’ailleurs avec le temps qui passe, l’idée consiste donc à acheter et vendre ces articles de façon à réaliser des plus-values et vous enrichir. Mais à moins de se prendre réellement au jeu de la bourse, vous risquez fort de ne pas trouver cela très intéressant. Il est aussi possible de parier de l’argent sur des courses de rats, par exemple, mais aurez-vous le temps de vous y attarder et prendrez-vous le risque d’y participer ?

Tous les commerçants vendent les mêmes produits mais à des prix différents

Sans argent, il ne vous restera donc plus qu’à limiter vos déplacements au strict nécessaire et de planifier vos objectifs. À ce titre, une liste accessible depuis votre inventaire permet de savoir ce que vous avez à faire, avec qui et où vous rendre. Elle permet également de garder une trace des différentes tâches que peuvent vous confier certains habitants. Et vu que le jeu ne vous prend clairement pas par la main – avec une carte très minimaliste, aucune boussole, ni rien – cette petite aide est la bienvenue. Passer par les menus vous permettra aussi de consulter les différents documents que vous pourrez glaner au cours de vos pérégrinations et aussi, pourquoi pas, de stopper temporairement l’écoulement du temps, une pause souvent la bienvenue, pour ne pas perdre de précieuses secondes à rassembler ses idées.

Les plus jolies choses du monde ne sont que des ombres

Au fur et à mesure des jours qui passent et de votre ascension sociale, mais aussi et surtout en fonction de vos choix, certaines ombres disparaîtront, laissant place à de nouveaux visages et de nouveaux noms. Vous allez tisser progressivement de nouveaux liens comme si par ce fait, vous arriviez à rattacher ces personnes perdues dans l’ombre à la réalité. Une réalité que ne renierait pas Charles Dickens tant les thèmes abordés par le jeu semblent tout droits sortis de l’imaginaire du romancier britannique.

Ce dernier est en effet connu pour avoir été, notamment, un défenseur du droit des enfants et de la cause des ouvriers, dans une société en pleine révolution industrielle de la fin du 18ème siècle. Et on retrouve dans A place for the Unwilling non seulement un environnement qui rappelle grandement le Londres de cette époque mais aussi des propos qui s’articulent autour de la lutte des classes ou de la corruption politique. Si les choix du joueur vont dans ce sens, le héros de cette course contre la montre “politico-socialo-lovecraftienne“ est lui-même sujet à l’ascension sociale dont a bénéficié l’auteur de Oliver Twist.

Et si on parle aussi aisément de cet homme de lettres, c’est aussi parce-que le style visuel du jeu nous fait penser à des illustrations de romans qui s’animeraient sous nos yeux. La direction artistique est très originale, ce n’est pas que dessiné à la main, c’est colorié à la main également et animé à la fois sans trop de précisions mais suffisamment bien pour être agréable à l’oeil. C’est un peu comme si on dessinait sur les pages d’un petit carnet et qu’on les faisait défiler avec ses doigts, donnant un sentiment d’animation un peu maladroit et enfantin. Même constat en ce qui concerne les personnages rencontrés au cours de l’aventure par ailleurs. En tout cas, cela donne un résultat très charmant au titre qui participe sans doute aussi à l’épais mystère qui entoure la bourgade. Mais est-ce que tout cela suffira à vous donner envie d’y déménager ?

ON A AIMÉ
+
Le style graphique crayonné et colorié à la main, tout droit sorti d’un roman illustré
+ Un jeu narratif bien écrit avec une galerie de personnages aussi variés que sinistres
+ Chaque choix compte, saurez-vous obtenir la dizaine de fins différentes ?

ON A MOINS AIMÉ
La seule mécanique de gameplay – le commerce – n’est pas vraiment intéressante
L’obligation de ne voir qu’un bout différent de l’iceberg à chaque partie
La gestion du temps, un concept qui peut ne pas plaire à tout le monde
Le jeu est uniquement disponible en anglais et en espagnol

A Place for the Unwilling est un jeu narratif dans sa plus simple expression et le fait est que seule une partie d’entre vous sauront en apprécier les qualités. Que ce soit son style graphique tout droit sorti d’un roman illustré, son scénario intriguant, ses thèmes matures et assumés ou sa rejouabilité poussée, l’aventure proposée par ALPixel Games a tout pour plaire aux fans du genre d’autant qu’il est possible de recommencer le voyage plusieurs fois. Mais le jeu a aussi de quoi repousser pas mal de joueurs avec sa gestion du temps qui oblige à ne percevoir qu’une partie du tableau à chaque “run“, l’absence quasi-totale de mécaniques de gameplay et, pour nous les français, le fait qu’il ne soit disponible qu’en anglais et en espagnol. Au final, le seul puzzle de ce voyage à la frontière entre Dickens et Lovecraft est de recoller soi-même les différents morceaux de l’histoire. La question est : aurez-vous envie de le faire ? Vous avez 21 jours.

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